ION

 



Ion


- Attends !

Dans la chouette que nous étions en train de jouer, Ion avait déjà repris les dés. Il ignora l’injonction.-

-Pourquoi tu joues ça ?

Sa réponse tomba, lapidaire :

-Parce que c’est le jeu.

Il n’en dira pas plus. Il ne m’avait pas même regardé. Ion, il était comme ça, pétri de certitudes. Et souvent les faits lui avaient donné raison. Pendant des années, il était resté persuadé qu’un jour il deviendrait champion du monde de backgammon.

-Comment tu sais ?

-Je sais.

Fin juillet 1992, je reçus le téléphone d’un ami :

-Tu connais le nom du champion du monde de backgammon ?

Je savais avant de l’entendre lâcher :

-Ion Ressu.

Ion avait su avant tout le monde. La réalité n’avait eu qu’à s’adapter à cette évidence.

Il m’avait parlé de philosophie, de la construction de Dieu par l’homme.

-Comment tu peux affirmer ça ?

-Parce que j’ai réfléchi.

Cette explication terminait la discussion. Je n’ai jamais pu déterminer si lui-même était dupe de ses déclarations. Il m’avait confié une fois :

-On ne change plus à mon âge.

-On peut toujours changer.

-Ce serait pire.

J’avais tenté une provocation :

-En tous cas on ne dira jamais que tu es normal.

-Non, ce serait une insulte, avait-il répondu.

Quand tout le monde s’accordait sur un coup, il essayait d’en trouver un autre. Et si l’ordinateur le contredisait, eh bien, l’ordinateur se trompait. Il prenait son temps, même pour jouer 3 et as. Il examinait des possibilités auxquelles personne n’aurait songé, puis il faisait la porte du cinq, la « golden ». À regret, il devait dans ce cas se résoudre à faire le coup ordinaire. Il terminait ses matches après tout le monde, en ayant utilisé les dernières secondes de la pendule, quitte à s’être servi un thé pendant que l’horloge tournait. Mais sa présence semblait indispensable. Tout le monde demandait de ses nouvelles. L’empreinte de son absence marquait les esprits autant que sa participation. Il critiquait les organisateurs qui ne comprenaient rien, dénonçait les faveurs, ne s’accommodait pas des horaires, de la place, des courants d’air. Il agaçait car il avait souvent raison.


Maintenant qu’il est parti, la planète backgammon se retrouve orpheline. Les courants d’air traversent la salle sans que personne n’y prenne garde. Le chapeau de paille, la moustache, les enjambées dans les travées pour guetter une erreur, tout cela nous manque cruellement depuis ce funeste 31 octobre 2014 à Chypres lorsque, la tête dans les étoiles, Ion a traversé la route en face de son hôtel et que la vie s’est arrêtée pour lui et un peu pour nous tous.


Patrick Didisheim


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